[Confédération][2] Rêves Mécaniques
Par : Gregor
Genre : Science-Fiction , Action
Status : Terminée
Note :
Chapitre 7
Publié le 08/11/12 à 18:58:16 par Gregor
6.
2098.
Kristian se détourna vers les cartes, à nouveau seul. Oddarick, bien que physiquement présent, n’avait aucune attache avec cette salle et l’ambiance soudain terne qui s’abattit dessus. Le calme pesait sur les épaules du Magister, manteau dur et gênant qui maintenait une désagréable pression sur sa conscience.
Il détourna alors son regard vers ce qui fut le plus beau miracle de sa vie. Son fils, les yeux clos, la bouche légèrement entrouverte, semblait dormir paisiblement. Il avait beau savoir que tout ceci n’était qu’apparences, que dans des contrées immatérielles un être nommé Diogène lui dévoilait sans aucun doute les pires horreurs de ce monde pour éduquer le garçon à sa future tâche, il n’en demeurait pas moins apaisé.
Il n’avait jamais eu droit à de tels égards.
Marcus, ce père distant et glacial, si glacial que la poupée mécanique qu’il avait côtoyée six longs mois lui apparaissait plus humaine. Marcus, ce génie aux traits tirés, squelettiques, affable et vicieux comme peu pouvait le prétendre.
Il le tenait au creux de sa main, vieillard avant l’heure, le confinant à une surveillance à la limite du voyeurisme. Il aurait pu l’écraser d’une simple pensée, clore définitivement cette page cruelle de son existence.
Mais il ne pouvait s’y résoudre.
Après tout, c’était encore grâce à lui qu’il pouvait contempler en toute sérénité le fruit de sa chair, sa noble chair qui se durcissait jour après jour. Comme un devoir, Kristian s’obligeait à entretenir son géniteur. Même si huit années auparavant, il en avait pensé bien différemment…
L’ornementation de la gigantesque porte, et d’une façon plus générale de l’ensemble du bâtiment contredisait totalement tous les principes mis en œuvre par les dernières modes architecturales. De lourdes moulures haussmanniennes coutûraient les arêtes et les angles grisâtres du siège de la compagnie. Pas une ardoise, pas un centimètre carré du calcaire ornemental n’échappaient à cette profusion typique des renouveaux architecturaux du dix-neuvième siècle.
À la suite de la prise de Lyon et du basculement du pouvoir en faveur de la Confédération, Paris avait retrouvé son rôle de capitale. Bien qu’une bonne moitié du bâti fut endommagé, inutilisable ou détruit, certaines entreprises avaient su tirer leur épingle du jeu pour obtenir ou, dans le cas de l’Eurocorp, conserver de confortables avantages.
Dès le début du conflit, le consortium militaire avait eu droit de s’installer dans les locaux des antiques Grands Magasins parisiens. De la structure de pierre, de verre et de fer, on n’avait conservé que les façades extérieures et les verrières, désormais sales et ternis par les cendres de la guerre. Tout l’intérieur avait été démoli et reconstruit pour accueillir l’administration du siège social de l’entreprise. Par miracle, quelques bureaux au lustre patiné par les années avaient miraculeusement échappé au formatage sobre et forcené.
Kris marchait d’un pas pressé. On ouvrait les portes à son passage, et bien qu’il notât l’attention rigoureuse et la minutie avec laquelle on semblait l’accueillir, il n’adressa de sourire à personne. Après de si longs mois d’attentes, il allait rencontrer Marcus. Les holoconférences avaient certes permis de statuer sur les conditions de financement du consortium tombé sous la direction de la Confédération. Mais la raison de sa visite au pas de course dissimulait une motivation beaucoup plus personnelle.
Qui était le Marcus qu’il avait côtoyé, guerrier à l’âme trempé dans l’honneur et la droiture morale, sauvagement assassinée par lui-même ? Qui était celui, froid et distant, qui lui avait adressé une lettre manuscrite rédigée avec soin, âpre négociateur et marchand de guerres sans l’ombre d’un scrupule sur la mort qu’il semait ? Lequel avait été son père, finalement ? Kris avait pris soin de ne pas se reposer ces questions troublantes. Pourtant, un homme qu’il croyait avoir achevé de ses propres mains l’attendait patiemment dans un bureau qui sentait bon la cire et le vernis usé, et où la chaleur agonisante d’une fin d’été rendait l’air torpide.
Marcus attendait calmement. Sa dense barbe blonde s’irisait dans la lumière crue de cette après-midi de septembre, reflet glorieux de ses origines scandinaves. Une épaisse tignasse de cheveux mal coiffés tirant sur un blond grisonnant contrastait avec la dureté de son regard bleu céruléen se teintant d’une couronne cuivrée vers le centre. Plissant les paupières contre les ultimes assauts de l’astre diurne, un tic nerveux anima sa joue gauche lorsque le lourd cortège de guerriers pénétra dans le bâtiment. Composé d’une vingtaine de cyborgs en tenu d’apparats avec à sa tête le fils du PDG du consortium, celui-ci se dirigeait à grandes foulées vers le bureau de Marcus. Une caméra flottante les filmait tout au long du parcours, et lorsqu’au bout de longues minutes une main discrète frappa contre le bois de la porte de son bureau, il ne fût pas surpris le moins du monde. Son secrétaire, un homme mûr d’une soixantaine d’années, remonta ses lunettes et lui indiqua que « son visiteur attendait dans le grand salon de réception ». Marcus le remercia courtoisement, c'est-à-dire en l’insultant de mille mots doux. Celui-ci, gêné, referma la porte avec un étonnant silence.
Marcus était d’une humeur massacrante. Bien que l’avenir de l’Eurocorp soir scellé d’une manière plus qu’avantageuse, il redoutait de rencontrer son fils après tant d’années. Kristian avait fortement changé, et il peinait à accepter cela. Comment l’être chétif au regard si immense et si vide pouvait s’être constitué, contre toutes les attentes de son bureau d’étude, la plus puissante force de frappe humaine que cette planète ait connue ?
Kristian, pauvre clone de son unique fils, schizophrène, amaigri, tremblant sur ses jambes semblables à des pieds de chaises branlants, qui à présent ne craignait plus aucune contingence matérielle. À la différence de son corps de cinquantenaire vieillissant, rongé par les excès en tout genre d’une vie au sommet des élites.
Marcus tenta de remettre un peu d’ordre dans ses cheveux, face à l’immense miroir baroque qui trônait au dessus de la cheminée en marbre. Il tenta de sourire, un sourire mielleux et plein d’un cynisme brut. Avec dépit, il constata que ses rides s’affaissaient un peu plus de jours en jours, et que d’énormes poches de fatigues noircissaient son regard.
Après tout, il aurait dans quelques minutes, face à lui, la preuve incontestable des jeux dangereux qu’il avait menés sans en calculer les conséquences. À cette pensée, il frissonna, et cramponna ses mains au montant glacé de la cheminée. « Ce n’est pas le moment de regretter », pensa-t-il. Il soupira avec force, se donna une contenance, et sortit de la pièce.
D’un pas calme, nonchalant, Marcus emprunta un couloir dérobé aux murs blancs dépourvus de fenêtres. Le salon se profilait au bout d’une enfilade de portes toutes semblables, pourtant, il n’hésita pas une seconde. À mesure qu’il avançait, un sourire figé se dessinait sur ses lèvres.
Il devait impérativement rester ce qu’il avait toujours été. Un homme à la maigreur frôlant l’anorexie, cynique, cruel, au regard impitoyable.
Une porte s’ouvrit doucement. Marcus la referma avec le même soin, tout en détournant son regard du corps du Magister, et s’efforçant de maintenir le regard glacé que lui adressait Kristian.
— Laissez-nous, Commandus, lâcha-t-il à l’adresse du seul homme qui l’avait accompagné jusqu’ici.
Le cyborg s’exécuta, laissant seuls les deux hommes.
— Nous voici donc seuls, constata Marcus en tendant une poignée de main à Kristian, qui la serra avec une relative délicatesse.
— Il semblerait, en effet.
— Asseyez-vous, je vous en prie
Kristian s’exécuta. Le fauteuil qui l’accueillit ne broncha pas, sans doute, avait-on anticipé qu’un corps massif s’y installerait.
Marcus s’apprêta à demander au cyborg s’il désirait boire quelque chose, mais se ravisa en se rendant compte de la stupidité de cette pensée. Sans aucun système digestif, le Magister ne goûtait plus à ce genre de plaisir.
— J’imagine que votre présence n’a pas pour objectif une simple visite de courtoisie, Magister ?
— Non, effectivement.
— Tourne-t-on autour de pot en palabre ? Ou bien…
Marcus marqua un temps de pause.
— Ou bien venons-en aux faits ?
Kristian esquissa un sourire.
— Vous êtes bien différents que ce vous vous acharniez à vouloir me montrer.
— Qu’attendiez-vous à trouver, Magister ? Un saint homme ?
— Un homme vertueux, ce qui fait une grande différence, monsieur Standberg… Je dois avouer que le robot que vous avez utilisé était absolument parfait, en tout point. Même la simulation de votre « mort » ne comportait aucune erreur. Malheureusement, tuer un robot quand on se révèle être soi-même un cyborg habitué à semer la mort… On ne peut pas duper éternellement l’adversaire.
— Vos hommes étaient au courant, non ?
— Les Trois Maitres, et seulement eux… D’ailleurs, je me demande par quelle méthode vous les avez forcés à tenir leurs langues…
— Argent, appât du pouvoir… L’Homme est si prévisible, Magister.
— Pourquoi avoir agi ainsi, Marcus ?
Le regard de Kristian s’était sensiblement durci, tout comme le ton de sa voix. Marcus n’aurait droit qu’à une tentative.
— Il devait, en être ainsi, Kristian. Qu’aurais-tu fais si le père que je suis censé représenté n’avait eu, au final, aucun point commun ni aucune autorité morale sur ta personne ? Qu’aurais-tu fait en découvrant un homme finalement corrompu jusqu’à la moelle, n’ayant pour seule valeur que la protection de ses uniques intérêts ? Aurais-tu réussi à construire ce gigantesque ensemble que constitue le Confédération ?
— J’aurais pu mériter, un peu de bonheur… Marcus, siffla Kristian.
— Le bonheur ? Mais quel bonheur ?! Bon sang, Kristian ! Tu n’es que le fruit d’une expérience qui a relativement bien tourné pour toi… Tu n’es qu’un clone, Kristian ! Ni plus, ni moins. Pourquoi te mentirais-je ?
— Pourquoi ne mentiriez-vous pas, Marcus ? Après tout, qui me trompe depuis le début de ce jeu ?
Le quinquagénaire se laissa rire franchement, et s’affaissa dans le fauteuil de facture Art déco sans aucune concession.
— Qui m’empêche de te désactiver, Kristian ? Je possède tous les codes sources de ta programmation cybernétiques…
— Du bluff.
— Ah oui ? Et Diogène alors ?
— Un simple programme constitué dans le seul but de me faire garder pied avec la raison…
— Et de te museler, Kristian.
Il se redressa, fixant droit dans les yeux ce fils par procuration.
— Pourquoi a-t-il fallu que cette foutue armée te bourre le crâne de tant de principes, de tant de valeurs ? La tâche aurait été tellement plus simple ensuite, tellement plus simple…
— Vous n’avez plus aucun pouvoir, Marcus. Je croyais obtenir quelques réponses, mais finalement…
— Mais finalement quoi, Kristian ? Je ne parlerais pas, non, ça, c’est sûr. Je ne parlerais pas, et vous n’obtiendrez rien de plus, Kristian. Tous ceux en qui vous aviez foi vous ont superbement dupés.
— Alors la mort vous serait-elle plus préférable, mon très « cher » père ? Ou bien une rapide conversion peut-être ? Remarquez, cela ne serait que juste retour des choses…
Marcus se rembrunit aussitôt.
— Croyez-vous sincèrement que j’aurais pris le risque de venir, sans aucune précaution, rencontrer celui porte le même nom que mon père ? Croyez-vous que la section de recherche cybernétique de la Confédération n’a pas recueilli d’information à votre sujet ? Tous les serveurs de l’Eurocorp sont sous notre contrôle… Et je dois bien avouer que cela fut un jeu d’enfant de les rediriger.
Kristian se leva, toisant d’un regard glacé l’être chétif que représentait Marcus.
— Je n’ai peut-être pas toutes les cartes en mains, Marcus, mais j’en ai bien assez pour permettre à l’Eurocorp de suivre un chemin tout autre que celui que vous tentez de lui faire prendre. Alors, au moins quelques minutes, cessez de penser uniquement à vous.
— Kristian, Kristian, Kristian… soupira Marcus au bout de quelques secondes d’un silence pesant. Tu ne manques vraiment pas de courage…
— Des faits, Marcus !
— Eh bien posez vos questions.
— Qui a tué Aïda ?
Nouveau sourire de la part de Marcus.
— Le hasard, le destin, la main de Dieu… Peu importe au final. Une crise délirante et hallucinatoire m’a rendu stupide au point de l’éventrer. Aïda voulait s’enfuir malgré toutes les richesses qui s’étalaient à ses pieds. Elle ne voulait pas vivre ailleurs que dans le minable appartement qu’elle occupait depuis son arrivée à Paris. Elle… Elle ne comprenait rien. Son français était minable, sa condition intellectuelle si pauvre… Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était aimer. Car oui, ça, elle savait aimer. Tellement sincère, tellement… vertueuse ? Oui, c’est ça, vertueuse. Et tellement naïve.
À ses mots, Kristian serra les poings et commença à s’approcher de Marcus, qui ne nota pas l’avertissement.
— Alors oui, je l’ai tué. Sur le moment, cela me soulagea. De toute façon, je ne l’aimais pas… Pas comme elle m’aimait. Je n’aimais pas aussi fort, pas aussi pur. Tu es venu, tu aurais pu changer tout ça, me faire devenir bon. Tu aurais dû sauver la vie de ton ainé… Mais lui aussi a décidé de partir. Et toi, tu es resté.
Kristian s’apprêta à lui saisir la gorge.
— Elle avait un cancer.
Le cyborg suspendit son geste.
— Une évolution foudroyante. Un ami médecin l’avait examiné parce qu’elle vomissait bien plus que de raison. Au-delà de ce qui était acceptable pour une grossesse. Il ne lui a pas laissé l’ombre d’un doute ni d’aucun espoir. Il lui donnait six mois tout plus, un peu plus et en bien meilleure santé avec quelques traitements assez simples.
Marcus leva la tête et fixa son fils.
— Elle ne l’a jamais su. Elle pensait que c’était juste la fatigue de te porter. Au moins n’a-t-elle pas eu à culpabiliser de laisser son second fils à une vie cruelle.
Nouveau silence, Marcus retourna s’assoir dans son fauteuil.
— Voilà pourquoi ta mère est morte.
Kristian l’ignora, se détourna vers la fenêtre et scruta la rue qui continuait de vivre vingt mètres plus bas, sans se soucier d’eux.
— Aurais-je pu éviter de finir comme cela, Marcus ?
— Bien sûr. Surtout si la mort mentale te semble être une solution acceptable.
Le Magister décida à son tour de regagner sa place.
— Il n’y avait aucun autre choix, Kristian. Je n’avais pas d’autres choix.
Ils restèrent ainsi, de longues minutes, à se regarder. Plongé dans ses pensées et questionné par ses doutes, Kristian ne savait plus quoi penser de Marcus. Lui qui pensait trouver un père accueillant découvrait à ce moment-là un homme brisé par une vie tumultueuse, à l’honneur flétri et aux principes peu recommandables.
Il devait prendre une décision sur son statut, et rapidement.
— Marcus, commença-t-il. Il serait sage que vous soyez mis plus au fait de votre situation. En temps que Magister de la Confédération, je vous enjoins à me suivre au palais de Montparnasse pour une réunion plus formelle.
— Mais, vous savez déjà tout, non ?
— Oui.
— Alors, pourquoi ?
— Je ne peux pas vous laisser continuer, Marcus. Il y a eu beaucoup trop de dégâts par votre faute, et cela doit cesser.
— Vous me mettez aux fers ? Demanda Marcus, inquiet.
— Préférez-vous la contrainte et la destitution de vos fonctions ?
Marcus baissa les yeux, et se leva résigné.
— Je vois que tu as bien appris ta leçon, Kristian.
Le cyborg se leva à son tour, et fit rentrer Keller.
— Assurez-vous que monsieur Standberg dispose de tout ce dont il aura besoin. Au besoin, embarquez le matériel qu’il vous indiquera.
— Oui Magister.
Kristian s’apprêta à sortir, lorsqu’il se retourna.
— Nous travaillerons ensemble, père.
L’instant d’après, il ne restait plus dans la pièce que le président de l’Eurocorp, et l’officier de la Confédération qui le fixait, totalement indifférent aux émotions qui traversaient l’homme qui lui faisait face.
On l’installa dans un appartement usé par quatre longues années d’inoccupation. L’air aux relents de renfermé et de poussière se matérialisait sous le soleil persistant d’un été qui ne cédait rien à l’automne débutant. Et malgré la fraicheur vespérale qui tiédissait l’atmosphère en fin de journée, une sensation étrange demeurait. Marcus y semblait d’autant plus anachronique dans cette improbable prison gardée par une unité complète de la Confédération. On avait dénié lui installer un énorme serveur informatique qui occupait intégralement la surface d’une chambre, et pour son bonheur, il y passait le plus clair de son temps.
Certes, il se savait épié.
Certes, Kristian venait le voir tous les jours, l’accablant en permanence de tous ses maux et de sa terrible condition.
Certes, l’Eurocorp allait doucement changer ses axes de travail.
Mais Marcus, vissé à ses propres convictions demeurées inébranlables. Et lentement, une riposte se mettait en place. Fugace, imperceptible de l’extérieur, mais terriblement perverse.
Marcus souriait en dépit des jours puis des semaines qui s’écoulaient dans cet appartement.
Et ce n’était pas sans raison.
2098.
Kristian se détourna vers les cartes, à nouveau seul. Oddarick, bien que physiquement présent, n’avait aucune attache avec cette salle et l’ambiance soudain terne qui s’abattit dessus. Le calme pesait sur les épaules du Magister, manteau dur et gênant qui maintenait une désagréable pression sur sa conscience.
Il détourna alors son regard vers ce qui fut le plus beau miracle de sa vie. Son fils, les yeux clos, la bouche légèrement entrouverte, semblait dormir paisiblement. Il avait beau savoir que tout ceci n’était qu’apparences, que dans des contrées immatérielles un être nommé Diogène lui dévoilait sans aucun doute les pires horreurs de ce monde pour éduquer le garçon à sa future tâche, il n’en demeurait pas moins apaisé.
Il n’avait jamais eu droit à de tels égards.
Marcus, ce père distant et glacial, si glacial que la poupée mécanique qu’il avait côtoyée six longs mois lui apparaissait plus humaine. Marcus, ce génie aux traits tirés, squelettiques, affable et vicieux comme peu pouvait le prétendre.
Il le tenait au creux de sa main, vieillard avant l’heure, le confinant à une surveillance à la limite du voyeurisme. Il aurait pu l’écraser d’une simple pensée, clore définitivement cette page cruelle de son existence.
Mais il ne pouvait s’y résoudre.
Après tout, c’était encore grâce à lui qu’il pouvait contempler en toute sérénité le fruit de sa chair, sa noble chair qui se durcissait jour après jour. Comme un devoir, Kristian s’obligeait à entretenir son géniteur. Même si huit années auparavant, il en avait pensé bien différemment…
L’ornementation de la gigantesque porte, et d’une façon plus générale de l’ensemble du bâtiment contredisait totalement tous les principes mis en œuvre par les dernières modes architecturales. De lourdes moulures haussmanniennes coutûraient les arêtes et les angles grisâtres du siège de la compagnie. Pas une ardoise, pas un centimètre carré du calcaire ornemental n’échappaient à cette profusion typique des renouveaux architecturaux du dix-neuvième siècle.
À la suite de la prise de Lyon et du basculement du pouvoir en faveur de la Confédération, Paris avait retrouvé son rôle de capitale. Bien qu’une bonne moitié du bâti fut endommagé, inutilisable ou détruit, certaines entreprises avaient su tirer leur épingle du jeu pour obtenir ou, dans le cas de l’Eurocorp, conserver de confortables avantages.
Dès le début du conflit, le consortium militaire avait eu droit de s’installer dans les locaux des antiques Grands Magasins parisiens. De la structure de pierre, de verre et de fer, on n’avait conservé que les façades extérieures et les verrières, désormais sales et ternis par les cendres de la guerre. Tout l’intérieur avait été démoli et reconstruit pour accueillir l’administration du siège social de l’entreprise. Par miracle, quelques bureaux au lustre patiné par les années avaient miraculeusement échappé au formatage sobre et forcené.
Kris marchait d’un pas pressé. On ouvrait les portes à son passage, et bien qu’il notât l’attention rigoureuse et la minutie avec laquelle on semblait l’accueillir, il n’adressa de sourire à personne. Après de si longs mois d’attentes, il allait rencontrer Marcus. Les holoconférences avaient certes permis de statuer sur les conditions de financement du consortium tombé sous la direction de la Confédération. Mais la raison de sa visite au pas de course dissimulait une motivation beaucoup plus personnelle.
Qui était le Marcus qu’il avait côtoyé, guerrier à l’âme trempé dans l’honneur et la droiture morale, sauvagement assassinée par lui-même ? Qui était celui, froid et distant, qui lui avait adressé une lettre manuscrite rédigée avec soin, âpre négociateur et marchand de guerres sans l’ombre d’un scrupule sur la mort qu’il semait ? Lequel avait été son père, finalement ? Kris avait pris soin de ne pas se reposer ces questions troublantes. Pourtant, un homme qu’il croyait avoir achevé de ses propres mains l’attendait patiemment dans un bureau qui sentait bon la cire et le vernis usé, et où la chaleur agonisante d’une fin d’été rendait l’air torpide.
Marcus attendait calmement. Sa dense barbe blonde s’irisait dans la lumière crue de cette après-midi de septembre, reflet glorieux de ses origines scandinaves. Une épaisse tignasse de cheveux mal coiffés tirant sur un blond grisonnant contrastait avec la dureté de son regard bleu céruléen se teintant d’une couronne cuivrée vers le centre. Plissant les paupières contre les ultimes assauts de l’astre diurne, un tic nerveux anima sa joue gauche lorsque le lourd cortège de guerriers pénétra dans le bâtiment. Composé d’une vingtaine de cyborgs en tenu d’apparats avec à sa tête le fils du PDG du consortium, celui-ci se dirigeait à grandes foulées vers le bureau de Marcus. Une caméra flottante les filmait tout au long du parcours, et lorsqu’au bout de longues minutes une main discrète frappa contre le bois de la porte de son bureau, il ne fût pas surpris le moins du monde. Son secrétaire, un homme mûr d’une soixantaine d’années, remonta ses lunettes et lui indiqua que « son visiteur attendait dans le grand salon de réception ». Marcus le remercia courtoisement, c'est-à-dire en l’insultant de mille mots doux. Celui-ci, gêné, referma la porte avec un étonnant silence.
Marcus était d’une humeur massacrante. Bien que l’avenir de l’Eurocorp soir scellé d’une manière plus qu’avantageuse, il redoutait de rencontrer son fils après tant d’années. Kristian avait fortement changé, et il peinait à accepter cela. Comment l’être chétif au regard si immense et si vide pouvait s’être constitué, contre toutes les attentes de son bureau d’étude, la plus puissante force de frappe humaine que cette planète ait connue ?
Kristian, pauvre clone de son unique fils, schizophrène, amaigri, tremblant sur ses jambes semblables à des pieds de chaises branlants, qui à présent ne craignait plus aucune contingence matérielle. À la différence de son corps de cinquantenaire vieillissant, rongé par les excès en tout genre d’une vie au sommet des élites.
Marcus tenta de remettre un peu d’ordre dans ses cheveux, face à l’immense miroir baroque qui trônait au dessus de la cheminée en marbre. Il tenta de sourire, un sourire mielleux et plein d’un cynisme brut. Avec dépit, il constata que ses rides s’affaissaient un peu plus de jours en jours, et que d’énormes poches de fatigues noircissaient son regard.
Après tout, il aurait dans quelques minutes, face à lui, la preuve incontestable des jeux dangereux qu’il avait menés sans en calculer les conséquences. À cette pensée, il frissonna, et cramponna ses mains au montant glacé de la cheminée. « Ce n’est pas le moment de regretter », pensa-t-il. Il soupira avec force, se donna une contenance, et sortit de la pièce.
D’un pas calme, nonchalant, Marcus emprunta un couloir dérobé aux murs blancs dépourvus de fenêtres. Le salon se profilait au bout d’une enfilade de portes toutes semblables, pourtant, il n’hésita pas une seconde. À mesure qu’il avançait, un sourire figé se dessinait sur ses lèvres.
Il devait impérativement rester ce qu’il avait toujours été. Un homme à la maigreur frôlant l’anorexie, cynique, cruel, au regard impitoyable.
Une porte s’ouvrit doucement. Marcus la referma avec le même soin, tout en détournant son regard du corps du Magister, et s’efforçant de maintenir le regard glacé que lui adressait Kristian.
— Laissez-nous, Commandus, lâcha-t-il à l’adresse du seul homme qui l’avait accompagné jusqu’ici.
Le cyborg s’exécuta, laissant seuls les deux hommes.
— Nous voici donc seuls, constata Marcus en tendant une poignée de main à Kristian, qui la serra avec une relative délicatesse.
— Il semblerait, en effet.
— Asseyez-vous, je vous en prie
Kristian s’exécuta. Le fauteuil qui l’accueillit ne broncha pas, sans doute, avait-on anticipé qu’un corps massif s’y installerait.
Marcus s’apprêta à demander au cyborg s’il désirait boire quelque chose, mais se ravisa en se rendant compte de la stupidité de cette pensée. Sans aucun système digestif, le Magister ne goûtait plus à ce genre de plaisir.
— J’imagine que votre présence n’a pas pour objectif une simple visite de courtoisie, Magister ?
— Non, effectivement.
— Tourne-t-on autour de pot en palabre ? Ou bien…
Marcus marqua un temps de pause.
— Ou bien venons-en aux faits ?
Kristian esquissa un sourire.
— Vous êtes bien différents que ce vous vous acharniez à vouloir me montrer.
— Qu’attendiez-vous à trouver, Magister ? Un saint homme ?
— Un homme vertueux, ce qui fait une grande différence, monsieur Standberg… Je dois avouer que le robot que vous avez utilisé était absolument parfait, en tout point. Même la simulation de votre « mort » ne comportait aucune erreur. Malheureusement, tuer un robot quand on se révèle être soi-même un cyborg habitué à semer la mort… On ne peut pas duper éternellement l’adversaire.
— Vos hommes étaient au courant, non ?
— Les Trois Maitres, et seulement eux… D’ailleurs, je me demande par quelle méthode vous les avez forcés à tenir leurs langues…
— Argent, appât du pouvoir… L’Homme est si prévisible, Magister.
— Pourquoi avoir agi ainsi, Marcus ?
Le regard de Kristian s’était sensiblement durci, tout comme le ton de sa voix. Marcus n’aurait droit qu’à une tentative.
— Il devait, en être ainsi, Kristian. Qu’aurais-tu fais si le père que je suis censé représenté n’avait eu, au final, aucun point commun ni aucune autorité morale sur ta personne ? Qu’aurais-tu fait en découvrant un homme finalement corrompu jusqu’à la moelle, n’ayant pour seule valeur que la protection de ses uniques intérêts ? Aurais-tu réussi à construire ce gigantesque ensemble que constitue le Confédération ?
— J’aurais pu mériter, un peu de bonheur… Marcus, siffla Kristian.
— Le bonheur ? Mais quel bonheur ?! Bon sang, Kristian ! Tu n’es que le fruit d’une expérience qui a relativement bien tourné pour toi… Tu n’es qu’un clone, Kristian ! Ni plus, ni moins. Pourquoi te mentirais-je ?
— Pourquoi ne mentiriez-vous pas, Marcus ? Après tout, qui me trompe depuis le début de ce jeu ?
Le quinquagénaire se laissa rire franchement, et s’affaissa dans le fauteuil de facture Art déco sans aucune concession.
— Qui m’empêche de te désactiver, Kristian ? Je possède tous les codes sources de ta programmation cybernétiques…
— Du bluff.
— Ah oui ? Et Diogène alors ?
— Un simple programme constitué dans le seul but de me faire garder pied avec la raison…
— Et de te museler, Kristian.
Il se redressa, fixant droit dans les yeux ce fils par procuration.
— Pourquoi a-t-il fallu que cette foutue armée te bourre le crâne de tant de principes, de tant de valeurs ? La tâche aurait été tellement plus simple ensuite, tellement plus simple…
— Vous n’avez plus aucun pouvoir, Marcus. Je croyais obtenir quelques réponses, mais finalement…
— Mais finalement quoi, Kristian ? Je ne parlerais pas, non, ça, c’est sûr. Je ne parlerais pas, et vous n’obtiendrez rien de plus, Kristian. Tous ceux en qui vous aviez foi vous ont superbement dupés.
— Alors la mort vous serait-elle plus préférable, mon très « cher » père ? Ou bien une rapide conversion peut-être ? Remarquez, cela ne serait que juste retour des choses…
Marcus se rembrunit aussitôt.
— Croyez-vous sincèrement que j’aurais pris le risque de venir, sans aucune précaution, rencontrer celui porte le même nom que mon père ? Croyez-vous que la section de recherche cybernétique de la Confédération n’a pas recueilli d’information à votre sujet ? Tous les serveurs de l’Eurocorp sont sous notre contrôle… Et je dois bien avouer que cela fut un jeu d’enfant de les rediriger.
Kristian se leva, toisant d’un regard glacé l’être chétif que représentait Marcus.
— Je n’ai peut-être pas toutes les cartes en mains, Marcus, mais j’en ai bien assez pour permettre à l’Eurocorp de suivre un chemin tout autre que celui que vous tentez de lui faire prendre. Alors, au moins quelques minutes, cessez de penser uniquement à vous.
— Kristian, Kristian, Kristian… soupira Marcus au bout de quelques secondes d’un silence pesant. Tu ne manques vraiment pas de courage…
— Des faits, Marcus !
— Eh bien posez vos questions.
— Qui a tué Aïda ?
Nouveau sourire de la part de Marcus.
— Le hasard, le destin, la main de Dieu… Peu importe au final. Une crise délirante et hallucinatoire m’a rendu stupide au point de l’éventrer. Aïda voulait s’enfuir malgré toutes les richesses qui s’étalaient à ses pieds. Elle ne voulait pas vivre ailleurs que dans le minable appartement qu’elle occupait depuis son arrivée à Paris. Elle… Elle ne comprenait rien. Son français était minable, sa condition intellectuelle si pauvre… Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était aimer. Car oui, ça, elle savait aimer. Tellement sincère, tellement… vertueuse ? Oui, c’est ça, vertueuse. Et tellement naïve.
À ses mots, Kristian serra les poings et commença à s’approcher de Marcus, qui ne nota pas l’avertissement.
— Alors oui, je l’ai tué. Sur le moment, cela me soulagea. De toute façon, je ne l’aimais pas… Pas comme elle m’aimait. Je n’aimais pas aussi fort, pas aussi pur. Tu es venu, tu aurais pu changer tout ça, me faire devenir bon. Tu aurais dû sauver la vie de ton ainé… Mais lui aussi a décidé de partir. Et toi, tu es resté.
Kristian s’apprêta à lui saisir la gorge.
— Elle avait un cancer.
Le cyborg suspendit son geste.
— Une évolution foudroyante. Un ami médecin l’avait examiné parce qu’elle vomissait bien plus que de raison. Au-delà de ce qui était acceptable pour une grossesse. Il ne lui a pas laissé l’ombre d’un doute ni d’aucun espoir. Il lui donnait six mois tout plus, un peu plus et en bien meilleure santé avec quelques traitements assez simples.
Marcus leva la tête et fixa son fils.
— Elle ne l’a jamais su. Elle pensait que c’était juste la fatigue de te porter. Au moins n’a-t-elle pas eu à culpabiliser de laisser son second fils à une vie cruelle.
Nouveau silence, Marcus retourna s’assoir dans son fauteuil.
— Voilà pourquoi ta mère est morte.
Kristian l’ignora, se détourna vers la fenêtre et scruta la rue qui continuait de vivre vingt mètres plus bas, sans se soucier d’eux.
— Aurais-je pu éviter de finir comme cela, Marcus ?
— Bien sûr. Surtout si la mort mentale te semble être une solution acceptable.
Le Magister décida à son tour de regagner sa place.
— Il n’y avait aucun autre choix, Kristian. Je n’avais pas d’autres choix.
Ils restèrent ainsi, de longues minutes, à se regarder. Plongé dans ses pensées et questionné par ses doutes, Kristian ne savait plus quoi penser de Marcus. Lui qui pensait trouver un père accueillant découvrait à ce moment-là un homme brisé par une vie tumultueuse, à l’honneur flétri et aux principes peu recommandables.
Il devait prendre une décision sur son statut, et rapidement.
— Marcus, commença-t-il. Il serait sage que vous soyez mis plus au fait de votre situation. En temps que Magister de la Confédération, je vous enjoins à me suivre au palais de Montparnasse pour une réunion plus formelle.
— Mais, vous savez déjà tout, non ?
— Oui.
— Alors, pourquoi ?
— Je ne peux pas vous laisser continuer, Marcus. Il y a eu beaucoup trop de dégâts par votre faute, et cela doit cesser.
— Vous me mettez aux fers ? Demanda Marcus, inquiet.
— Préférez-vous la contrainte et la destitution de vos fonctions ?
Marcus baissa les yeux, et se leva résigné.
— Je vois que tu as bien appris ta leçon, Kristian.
Le cyborg se leva à son tour, et fit rentrer Keller.
— Assurez-vous que monsieur Standberg dispose de tout ce dont il aura besoin. Au besoin, embarquez le matériel qu’il vous indiquera.
— Oui Magister.
Kristian s’apprêta à sortir, lorsqu’il se retourna.
— Nous travaillerons ensemble, père.
L’instant d’après, il ne restait plus dans la pièce que le président de l’Eurocorp, et l’officier de la Confédération qui le fixait, totalement indifférent aux émotions qui traversaient l’homme qui lui faisait face.
On l’installa dans un appartement usé par quatre longues années d’inoccupation. L’air aux relents de renfermé et de poussière se matérialisait sous le soleil persistant d’un été qui ne cédait rien à l’automne débutant. Et malgré la fraicheur vespérale qui tiédissait l’atmosphère en fin de journée, une sensation étrange demeurait. Marcus y semblait d’autant plus anachronique dans cette improbable prison gardée par une unité complète de la Confédération. On avait dénié lui installer un énorme serveur informatique qui occupait intégralement la surface d’une chambre, et pour son bonheur, il y passait le plus clair de son temps.
Certes, il se savait épié.
Certes, Kristian venait le voir tous les jours, l’accablant en permanence de tous ses maux et de sa terrible condition.
Certes, l’Eurocorp allait doucement changer ses axes de travail.
Mais Marcus, vissé à ses propres convictions demeurées inébranlables. Et lentement, une riposte se mettait en place. Fugace, imperceptible de l’extérieur, mais terriblement perverse.
Marcus souriait en dépit des jours puis des semaines qui s’écoulaient dans cet appartement.
Et ce n’était pas sans raison.
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